Chapitre XXIV
Après des heures de recherches minutieuses, Lien Rag n’était pas entièrement convaincu que Nathy ne se trouvait pas dans le train. Peut-être cachée sous les piles de planches de la plate-forme, peut-être accrochée sous le tender ou dans les réservoirs d’eau calorifugés du wagon de voyageurs.
Il attendrait quarante-huit heures avant de retourner vers la station de pêche. Elle ne tiendrait pas deux jours dans le froid, finirait par se trahir. Il n’avait qu’à guetter le moindre bruit. Mais avec la respiration sourde et régulière de la loco ce n’était guère facile.
Morn alla rejoindre ses camarades dans un compartiment glacé. Il pensait à Edge qu’il avait laissée frappée à mort sur le sol de la salle de séjour. Revenir lui porter secours c’était prendre le risque de se trouver face à face avec Nathy. Pour éliminer celle-ci, il devait abandonner la première. C’était mathématique, cruel et ça l’empêchait de dormir.
Il passa une nuit angoissée, l’arme au poing, fixant depuis le hublot de la porte du poste le reste du convoi. De temps en temps il balayait l’ensemble avec le projecteur, envoyait des jets de vapeur sous la machine. Il croyait à tout moment que Nathy était en train de fixer une charge d’explosif juste dessous.
Puis il imaginait Nathy dans le train des pêcheurs occupée à tout saccager, à faire disparaître les témoignages du passé, la chapelle vouée au culte d’un cosmonaute disparu depuis plus de trois cents ans. Animée d’une rage destructrice, Nathy n’essayait jamais de comprendre la raison des choses et des êtres. Elle cassait, tirait avant, n’acceptait ni dialogue ni réflexion.
Au petit matin il chercha encore, osa pénétrer dans la partie du wagon où le trio faisait bouillir les corps pour détacher la chair des os. Il ouvrit la porte l’arme au poing, prêt à tout arroser à la moindre suspicion. Depuis la découverte du train-station de pêche, Morn avait suspendu le fonctionnement des chaudières autoclaves et la plupart avaient leur couvercle soulevé.
Lentement, en glissant le long de la cloison, il vérifia les cuves l’une après l’autre. La graisse s’était figée en profondeur incluant des débris humains, des os. Une main dépassait au-dessus de la couche blanc jaune. Il détourna les yeux puis regarda à nouveau. La couche graisseuse formait comme un bouclier de trente centimètres d’épaisseur, n’adhérait pas complètement aux côtés de la chaudière. Par exemple il aurait pu saisir cette main refermée en poing comme la poignée d’un couvercle, soulever le tout. Nathy pouvait se dissimuler en dessous, il y avait largement la place. Il hésita puis saisit cette main avec les deux siennes. Un bloc de glace glissant, savonneux à cause de la cuisson. Il dut s’arc-bouter pour élever les trente kilos de graisse, d’os et de chair et découvrir en dessous une gelée ambrée beaucoup plus transparente, fourrée de parties humaines parfaitement identifiables. Il laissa retomber ce couvercle de graisse, mais considéra les cuves avec frayeur et soudain il appuya sur la détente, les perça méthodiquement à coups de micro-missiles.
Deux d’entre elles incomplètement figées commencèrent de s’égoutter avec un bruit déplaisant et obscène. Il progressait le dos à la cloison vers la dernière porte, celle de l’ossuaire.
Qui les avait rangés avec ce soin de collectionneur, ces fémurs, ces tibias, ces péronés, ces humérus ? Les os longs ensemble, les côtes à part, plus loin des piles de vertèbres et d’os plats. Un cauchemar tranquille, organisé. Une pleine caisse de crânes à la blancheur si luisante qu’il crut qu’on les avait vernis. Il chercha la faille, le passage secret qui aurait permis à Nathy de se faufiler en rampant derrière cet ossuaire, mais il n’y avait place pour aucune ouverture. À tout hasard il tira dans les piles, projetant des esquilles dans toutes les directions, un feu d’artifice ivoirin.
Et quand il ressortit, il dut vérifier chaque compartiment, chaque recoin, surgir dans l’air polaire par le toit avec toujours la crainte qu’elle ne soit barricadée dans la cabine de la loco et ne détienne son destin désormais. Elle pourrait couper le chauffage, lancer le train à toute vitesse vers l’aiguillage pour le faire dérailler.
Il s’efforça de ne pas songer à sa faim une fois dans le poste. Cette fois il ne pourrait plus recommencer à se nourrir de viande humaine.
La nuit fut longue à venir, longue à s’écouler. Pour économiser l’huile il s’efforça d’enfourner des planches. Cet exercice l’obligeait à rester éveillé, à se dépenser. Et chaque fois il croyait qu’elle allait le tirer comme un rat, sans qu’il sache jamais d’où viendrait la balle.
Le petit matin du deuxième jour arriva enfin et il ne savait toujours pas ce qu’il allait faire. Il mourait d’envie de retourner vers la station de pêche mais là-bas Nathy disposerait de douze wagons pour le harceler. S’il pouvait attendre encore vingt-quatre heures, peut-être serait-elle obligée de sortir de son trou. Ici ou là-bas.
À midi il décida de s’approcher de la station, de réduire la distance à un kilomètre environ. Il manœuvra brutalement, renversa plusieurs fois la vapeur, provoquant des secousses très rudes. Les attaches cognaient, l’ensemble souffrait. Il souhaitait que Nathy soit sévèrement malmenée, s’assomme en partie. Pour terminer il stoppa en pleine vitesse, à la limite du déraillement. Sans attendre il sauta sur le tender, sur les planches, plongea dans l’ouverture du wagon qu’il revisita en espérant trouver Nathy inconsciente. Mais rien, toujours rien et il commença à penser qu’elle pouvait bien être à l’intérieur de la station de pêche. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle avait tiré sur le hublot qui s’était fêlé, puis avait disparu. Il l’avait imaginée sous la loco en train de fixer une charge explosive. Puis il avait mis en route non sans mal le petit convoi, s’était éloigné. Depuis il ne l’avait plus revue. Possible qu’elle se soit cachée dans les déblais de glace sur le côté de la voie. Ensuite elle avait soit réintégré la station, soit parcouru les quatre à cinq kilomètres qui la séparaient du petit convoi immobilisé vers le nord, près de l’embranchement. C’était faisable au cours de la première nuit. Ou plus tard même.
À la jumelle il examina la station. Il guettait la moindre condensation, vitrification de l’air, signe d’une source de chaleur. Il arrivait même, lorsque le vent était nul, que cette condensation se forme au-dessus d’un corps humain en vie. Mais il ne vit rien.
Là-bas il y avait des vivres en quantité, une nourriture riche, bien conservée, variée. Il se serait contenté de poisson congelé. Il suffisait d’aller jusqu’au dernier wagon et de se servir.
Par courtes saccades il se rapprocha à moins de cinq cents mètres, décida d’attendre le lendemain matin. Mais il s’affaiblissait trop, grelottait alors qu’il faisait plus de vingt degrés Celsius dans le poste de pilotage. Sans même réfléchir il envoya la vapeur et vint s’arrêter contre le dernier wagon rempli de maquereaux congelés. Avant de descendre il bascula le brûleur, démonta l’injecteur. Impossible de remettre la machine en route sinon en brûlant du bois. Mais la remise en température serait longue.
Il se rua vers les poissons, mordit dans plusieurs, mais ils étaient durs comme du fer. Il dut les casser en petits morceaux, les faire fondre dans sa bouche. C’était long, frustrant.
Mastiquant, grognant, il entra l’arme au poing dans le wagon habitation et trouva Edge à la même place. Ce qui le déculpabilisa. Lorsqu’elle était entrée en titubant, la mort l’étreignait déjà. Elle avait dû mourir quelques secondes plus tard, alors qu’il fuyait sans armes devant Nathy.
Dans la cuisine il mit en route l’un des réchauds, remplit une casserole de glace, plaça une boîte de conserve au milieu. Un ragoût de poulet aux haricots.
L’arme au poing, il gardait un œil sur la porte, un autre sur son repas. Il le mangea à coups de cuillère, debout contre la cloison, se gavant goulûment. Il croqua ensuite du sucre. La fatigue se diluait. Il réfléchissait avec plus de méthode, cédait moins à ses instincts de survie. Pendant trois jours il avait haï viscéralement la Milicienne et maintenant il la revoyait nue, le crâne et le ventre rasés, s’enfiévra sur ce souvenir.
La vue d’Edge roulée en boule dans le living le gêna en plein désir de l’autre. Il se rendit dans la chapelle. On n’avait touché à rien. Aucune iconoclastie. Rassurant et effrayant à la fois. Il n’arrivait pas à situer la planque de Nathy. Elle l’emportait, le narguait. Les unes après les autres, il avait dû renoncer à ses décisions. Elle attendrait combien de temps encore le moment idéal ? Lui imaginait qu’il la surprenait, l’obligeait à se dénuder et la violait en appuyant son arme sur sa tempe. Et puis ? Il ne pourrait pas la liquider et elle le ferait. Tirer dès qu’il la verrait. Sans la moindre hésitation. Tirer et l’effacer de sa vie, faire exploser l’intérieur de son corps avec un micro-missile, ne penser qu’à son cœur, ses entrailles réduits en bouillie sanglante, qui se figeraient très vite quand il jetterait son corps sur la banquise.
Sans hâte il remplit un sac de provisions, de quoi tenir plusieurs jours. Il prit aussi un duvet aluminisé avec lequel il aurait pu coucher au douillet en pleine banquise.
Crispé, il regagna la loco. Ce silence, cette attente l’excédaient et à plusieurs reprises il faillit lui crier de sortir, de se montrer. Il avait envie de l’injurier, de lui lancer les pires insultes, d’atteindre sa pureté physique par des mots profanateurs. Il se retint avec peine.
Il remit l’injecteur en place, lança le brûleur. En une heure la température avait dégringolé jusqu’au zéro dans la cabine. Il devrait passer la nuit dans cet habitacle étroit parce que là se déterminaient la survie, la chaleur, la possibilité de fuir cet endroit.
Il dormit plusieurs heures profondément, rêvant une fois de plus à un impossible amour avec Nathy. L’intensité de l’orgasme le réveilla en sursaut et il crut qu’elle était à côté de lui, murmura des mots tendres, une bonne minute avant de réaliser.
Puis, accablé, il ne put que promener le projecteur sur la banquise et ne retrouva pas le sommeil. Ce fut un peu avant l’aube que l’idée lui vint. Il la mit tout de suite à exécution. Il conduisit le convoi à deux kilomètres et détela le wagon de voyageurs, la plate-forme chargée de planches. Avec une pompe il arrosa l’ensemble d’huile, disposa quelques charges explosives et après avoir éloigné la loco tira avec son pistolet lance-missiles. Au troisième coup les charges explosèrent et l’huile s’enflamma. Au bout d’une heure l’ensemble ne formait qu’un immense brasier. Il ne savait pas comment il ferait pour rejoindre l’embranchement mais s’en moquait. Il était heureux de voir brûler ces deux wagons, se libérait d’une tension insupportable.
Il dormit sur place après avoir avalé une grosse quantité de nourriture, regrettant d’avoir oublié une bouteille d’alcool.
Le lendemain il allait fouiller les décombres, découvrir qu’il n’aurait aucun mal, avec un treuil, à basculer les boggies sur le bas-côté. Les rails s’étaient à peine déformés sous la grosse chaleur.
Il se mit tout de suite au travail et dégagea la voie dans la journée. Fourbu, il décida de retourner à la station pour se détendre. Il brancherait le chauffage du living sur la loco grâce aux conduites, passerait une bonne soirée avec une bouteille.
Nathy l’attendait dans le living, revêtue d’une robe très élégante, souriante. Une robe trouvée dans les affaires de la famille Bermann Veriano. Il appuya sur la détente pour se débarrasser de cette hallucination.